Cleopatra Harbett - Touch me not

Cleopatre est cinglant, c’est une reine dans sa forteresse de piques et d’épées. Il coule, glisse, caresse de la main en mordant. Chaque mot, chaque phrase repousse, claque la gueule un peu plus. Une distance mentale absolue, maître en son royaume, qui consolide les murs du domaine. Les sourires écharpés à la surface des canines.
Il faut dire que Cleo voit, beaucoup de choses. Raclent, amusent, dégoûtent jusqu’au fond des tripes, tord boyaux qu’il s’envoi tous les soirs.

C’est une surface qui ne laisse pas de prise, un panneau solaire, une grille grise sur fond noir qui renvoie toujours. Tout à coup, s’éclate contre surface. Encore, Cleo voit, s’amuse, recule d’un pas puis serre une main.

Deux choses, un métier dangereux et une aversion du ventre pour tout ce qui pourrait le toucher. Réfugié, dans le ciment du sarcasme qui consolide les frontières du royaume intérieur.

Son pouvoir l’enlace autant qu’il l’enterre.

Et puis Cleo a la trouille, il se chie dessus de voir les choses se soustraire Sa raison lui échappe peut-être, soudainement, quelque chose dans le fort intime coule, glisse, caresse de la main en mordant.
Tu te souviens de quoi ? De toi, de l’autre ?
Et ton caractère ? Toi ou l’autre ?

Une vision infinie mais infinitésimale a laissé rentrer le mal. Une main, sans gant, posée sur une commode. Et dans l’incrustation de ses empreintes digitales, il a senti le fourmillement, télé cathodique, de la vie de particules, de la poussière vivante.

Il a acheté de la javel le soir même et a atomisé toute trace animée de son appartement. Puis rage au cœur, il s’est versé le reste sur la gueule.
Ça lui a brûlé les yeux jusqu’au cœur, ça a empli les poumons d’une fumée blanche d’incinération mais ça l’a soulagé.

On connait les gens désespérés ?

Cleopatre, c’est la reine, c’est le dealer, c’est la trouille, c’est la Javel, c’est les sarcasmes.
Et une identité qui se délite.

Ils avaient fui, petites étoiles filantes dans les rues du Caire. Des silhouettes de comptables, de guides touristiques, de dignitaires, d’intellectuels. La dictature démocratique de Moubarak avait abattue son épée, éparpillée les dernières cendres, plaqué un voile noir sur les dernières bouches rouges, assoiffées, grandes ouvertes. Gorges déployées, retournées comme des gants, devenues cerfs-volants.
Sans doute un peu de rancune, seulement trente ans que les Britanniques s’étaient reculés des grandes pyramides.
Tu voulais protéger Angleterre ? Ou tu voulais boire à la coupe ? Coupe, maintenant, écarte tes frontières, laisse passer l’Egypte, est-ce que tu entends les enfants, qui crient contre ton sein ?

La mère de Cleopatra était chirurgienne, elle avait vu ses privilèges se réduire et avait eu l’intelligence de sentir avant de réfléchir. Une petite valise de cuir avait accompagné son départ. Dans les bras de l’administration anglaise, sans famille, sans références autre qu’un papier et des mains aussi dures que la roche, elle avait été envoyée à Reversa. Servir le plus grand bien.
Elle avait cousu, ratiboisé, fermé des plaies jamais encore vues avant, du fil contre des dents, de la chair, de la fourrure, de la peau si fine qu’elle craquait sous les ongles.
C’est là, quelque part, qu’elle avait réparé le père. D’un genou explosé à un genou à terre, une bague dans les mains quelques mois plus tard.

Et voici Cleopatra.
Enfin, il avait un prénom décent à cette époque. Mais les lettres ne sortent plus depuis près de six ans, elles se mélangent, acides petits instruments de l’adorable, se cognent aux dents pour toujours venir s’échouer en reine d’Egypte. La malédiction le poursuit, privé de son identité.

L’identité, ça n’a jamais été le fort de Cleo. C’est quelque chose de trop sibyllin, de trop incompréhensible quand les parents parlent deux langues différentes, quand l’une pousse à la grandeur et que l’autre vous propose juste de faire votre mieux.

On passe sur l’enfance sympa, le petit appartement du troisième, les copains en cours.

Ou si, les copains. Les copains qui se branlent dans les vestiaires.
Il y aurait pu y avoir mieux comme première vision Cleo, l’humanité te l’accorde.

Là, sur un banc, bébé Cleo, dix-sept ans, les épaules toutes rentrées et le regard fixe au milieu des potes qui se mitraillent de vannes d’adolescents.
Il aura suffi que la cuisse de ce gars-là touche la tienne et te voilà, dans une chambre version fennec mort.

Il avait levé les yeux, pas trop sûr de savoir s’il devait maudire Dieu ou Allah. Puis il s’était souvenu que les seuls immortels qu’il connaissait arpentaient les rues à la nuit tombée et faisaient tomber les persiennes sur les fenêtres de pas immortels, eux.

Heureusement, Reversa avait la chance d’être suffisamment incroyable pour que la découverte d’un pouvoir ne soit pas plus étonnant que d’avoir ses règles.

Le gosse était rentré, il s’était jeté dans les bras de sa mère en pleurant.

Le sang, en grosse cloque, bouillonnant dans un ventre gonflé par l’air. Des mains gantées, rouges, scalpels au bout des doigts, qui déchiraient la viande, taillaient dans une masse blanche, globuleuse, grosse comme un poing. Les filaments se détachaient et la chair se massait doucement dans la paume. Un plateau, un bruit spongieux inoubliable. Une opération lambda en somme.
Il avait vomi, de toute cette force, reflux gastrique de l’inimaginable et il avait vacillé. Son père avait essayé de le rattraper.

Le silence, absolu. Son visage, le visage du paternel dans le miroir qui se regarde, étudie les signes de vieillesse, tire la peau qui inlassablement se relâche. Qui tire son t-shirt et qui étudie la cicatrice le long de l’omoplate.

Grands ouverts les yeux Cleo, grands ouverts et plus jamais refermés.
Jusqu’à ce que la pupille, point noir dans le bleu, ne hurle à l’oubli.
Pitié, laisse-moi oublier.

Cleopatra avait grandi vite, à coup de pelle dans la gueule. Conscient jusqu’au point de rupture de la lie de l’humanité, courbée, bête enroulée dans la colonne vertébrale.
Chaque vertèbre s’était tassée, doucement, sous le poids de ce que l’on ne doit pas savoir.

Et maintenant deux dates, 2009 et 2011.
Chacune son désordre.

2009, le gouvernement angélique prend le pouvoir.
Cleopatra avait déjà trop de dieux pour accepter des prophètes au nom si évocateur. Mais la paix soudaine que cela lui apporta l’amena à apprécier ce nouvel ordre.
C’est après le grand incendie que les choses se compliquèrent, il adhéra vite à la propagande de la résistance et entra dans la vente d’information. Avec son statut de citoyen lambda et son poste de stagiaire à la télévision locale, l’égyptien suivait les anges et les touchait inopinément pour récupérer des informations qu’il revendait ensuite à la résistance.
Ce nouveau métier eu deux effets, lui permettre de contrôler son don et l’éloigner de sa famille qui, habituée au couvre-feu nocturne, n’acceptait pas de le voir sortir le soir.

C’est à cette époque qu’il s’approche trop près d’un ange et qu’il hérita de son prénom de merde. Cet épisode commença le long travail de détachement de Cleopatra des conflits en tout genre. Plus aucune implication, il y avait trop à perdre.

2011, février, quelque part par là.
La vraie vie continuait en dehors de Reversa, loin des intrigues politiques étouffantes, de ce huis-clos Sartrien où les fantasmes s’écharpaient.
Quelque part en Egypte, Moubarak tombait. Presque.
Les manifestants aussi, par dizaine, sous les armes, sous les fusils de la police.
Autant de balles à extraire, de trous à reboucher.
Ses parents lui payèrent un appart en ville et s’enfuirent, comme des porteurs de peste, vers un conflit qui les concernaient devantage.
Il se souvient sortir de la ville pour la première fois, accompagner sa chair ascendante jusqu’au Bristol Airport et réaliser n’être plus capable de sortir une pique blessante pour se reculer de la situation.

Jamais revenus.
On s’arrête là, rangez les mouchoirs. Juste plus de gens qui prévu à soigner au bled.
Ils vont revenir.

Tiens, une quarantaine ?
Merde.

Cleopatra a trente ans maintenant. Il se pense trop vieux pour ces conneries et regarde les intrigues politiques d’un œil exercé mais discret. Il rêve de se casser, de les voir s’effondrer comme une pile de domino. Il rêve de se débarrasser de son don, de se faire plus de pognon.
Il est bénévole chez Avalon pour soulager sa conscience.

Nuit sur lampadaire. Les rayons jaunes éclaboussent les chaussures de la silhouette qui attends dans la ruelle, enfoncé dans son manteau, tiraillé par le froid, à peine réchauffé par la lumière de sa cigarette électronique – il essaye d’arrêter.
Tu sais ? Quand il avait commencé à bosser pour la résistance, quand il était assez jeune pour ne pas avoir réalisé que prendre des risques était pour une autre espèce que la sienne, il avait pensé changer le monde. Etre la petite souris qui évite les pièges et rapporte les informations de murs en murs avant de voir le brasier s’enflammer.

Malheureusement, il semblerait que la plupart des gens fussent plus intéressés par la fidélité de leur partenaire que par le sort du monde. Leviathan, Prometheus étaient des choses mortes, ensevelies sous les drames du quotidien. Qui s’intéresse à la politique quand il n’y a plus de fromage dans le frigo et qu’il faut avoir le courage de ressortir de son appartement après le boulot.

Personne.
Et bosser là-dessus mettait justement du fromage dans les sandwichs de Cleopatre.

Bref, une humaine, un vampire, peu importe qui suçait l’autre. Il y avait une tache simple, attendre devant la porte d’un bar. Regarder la photo dans sa main toutes les trois secondes pour être sûr de ne pas confondre tous les visages qui se présentaient à lui. La mortelle se désespérait de savoir si celui qui lui ponctionnait les veines voyait d’autre personnes. Et…

Le voilà. Il entrait au Nonsence, comme prévu.

Cleo se jeta à la suite, éjecta ses gants de ses mains avant de les fourrer dans ses poches. Il était toujours minutieux, son métier reposait sur la discrétion. Il avait, à l’époque, échappé aux anges en se faisant silencieux et en laissant tout reposer sur son métier de cadreur. Peu de gens ne l’avaient remarqué, lui et son don, et le bouche à oreille était resté contrôlable.
Parfois, il regrettait de ne pas avoir été plus présent quand les articles sur l’Incendie étaient tombés, il aurait pu aider à découvrir ça plus tôt.

D’ailleurs, dans sa mémoire confuse, il n’était même pas sûr de ne pas l’avoir su avant tout le monde. Quand est-ce qu’il avait appris ça ? Par les journaux ou en serrant une main ? Bordel.

Concentre toi Cleo.
Le vampire est au bar, il a dans les yeux la flamme de la traque, de la drague. Ses ongles durs frottent contre un verre de Whisky on the rock.

Cleo, franchement, arrête ce genre de merdier. Même si le pacte et tout ce qui traîne en ville t’attire une certaine sécurité, on a toujours le droit de te foutre un pain dans la gueule sans se retrouver devant la Chambre des Anciens.

Termine cette merde.
Cleo s’installe à côté, sourit et lâche une vanne avant de saisir le verre du vampire. Quelques centimètres entre les peaux et il va pouvoir fouiller.

Une poigne de fer l’arrête et il sent presque son os rebondir sous les phalanges d’acier.

- Lâche-moi, ou j’vais balancer ton agression aux spectres.

Ca rit en face, ça le laisse .

- Mon humaine m’a tout lâché, j’sais qui tu es et j’me suis rencardé. Je sais c’que tu déblatères quand t’es trop bourré. Si tu veux perdre ton don, fais toi transformer et fous nous la paix.

Silence.