No hero [Leonie]

J'ai une de ces migraines. Pas étonnant : j'ai du sommeil en retard et beaucoup de stress accumulé. La mise en quarantaine a clairement secoué la ville et ses habitants. Les Réversiens sont mécontents, les plaintes et les insultes vis-à-vis des Conseillers se multiplient, bref, je m'éclate à mort ces derniers jours. La situation à Réversa n'a jamais été bonne, n'a jamais été facile à vivre, mais quand même, l'ambiance est vraiment tendue depuis l'annonce de la quarantaine. Le Conseil a joué la carte de la transparence... Maintenant il faut assumer. Quelque part, ça nous évite de garder un secret qui aurait été, à n'en pas douter, très lourd à porter... Mais, d'un autre côté, la colère des citoyens n'est pas facile à supporter non plus.

Les doléances au Forum n'ont jamais été une partie de plaisir pour moi. Soit parce que je m'ennuyais à mort, soit parce que les gens demandaient souvent du grand n'importe quoi, soit parce que le Conseil ne pouvait pas faire de miracles. Mais là, il faut dire que les gens m'accusent et m'insultent à tout va, et que la seule chose que je peux faire, c'est leur dire que nous allons faire de notre mieux, que nous allons veiller à la sécurité de Réversa, que nous allons nous assurer que cette mise en quarantaine durera le moins longtemps possible... C'est frustrant, tout ça. Parfois, cette sensation d'impuissance m'écrase et me désespère. Le gouvernement britannique exige des solutions, et on ne peut pas échapper à leur contrôle. On a les mains et les pieds liés. Des prisonniers, des otages, voilà ce que nous sommes.

Mes enfants ont déjà remarqué que je ne vais pas bien. J'aurais aimé avoir plus de patience pour passer davantage de temps avec eux, de jouer du piano et de chanter allègrement avec eux, mais je n'y arrive plus. Entre mon travail au Conservatoire, mes responsabilités en tant que membre du Conseil et la situation même de Réversa, j'ai du mal. Les réunions au Descent Manor deviennent de plus en plus fréquentes, les discussions de plus en plus tendues et les solutions sont toujours aussi floues, insuffisantes... Comme s'il n'y avait pas grand-chose à faire, finalement. En attendant, Léviathan, Prometheus et d'autres conneries dans le genre continuaient à polluer le quotidien réversien, évidemment. Car ils n'allaient pas disparaître malgré la quarantaine. Ça aurait été trop demander, je suppose.

Fais chier, bordel.

Une réunion vient de se terminer. J'suis crevé. J'ai juste envie de m'allonger sur mon lit, dans le noir, sans voir ni parler à personne. D'habitude, j'arrive toujours à relativiser, à prendre la vie comme elle vient, sans trop me prendre la tête, mais là, c'est impossible. Je suis fatigué, tout simplement. Je voulais tellement partir en vacances cet été... Prendre l'air, voir autre chose. J'avais prévu de retourner à Anguilla pendant quelques semaines, mais avec Noreen et Barney cette fois-ci. Leur montrer pourquoi j'aimais tellement cette petite île. Mais non, il fallait bien que cette putain de quarantaine vienne tout gâcher. Dans les couloirs du manoir où les héritiers réversiens se rendent pour discuter de la situation de la ville, je reconnais soudain une belle silhouette... Celle de Leonie Worthington.

De mieux en mieux...

Oh, je n'ai rien contre la jeune femme... Mais la vérité est que depuis ce qui s'est passé la dernière fois, l'idée de la côtoyer me met mal à l'aise. J'ai été impulsif, il y a quelques mois. Je l'ai embrassée, puis repoussée, et la brune l'a mal pris. J'avais pas fait exprès, mais quelque part je me sens un peu coupable quand j'y repense, voire honteux de ce que j'ai fait. C'est donc pourquoi je l'ai évitée depuis. Parce que je me sens coupable. Eh bien, désormais, il va falloir l'affronter. Je ne vais pas faire demi-tour comme le pire des lâches, là... Tendu, je prends une profonde inspiration, avant d'adresser un léger sourire en coin à la sœur d'Alexeï.

« Bonsoir, Leonie... Comment allez-vous ? »

Je ne sais pas si ça va s'arrêter là ou si elle veut bien parler avec moi. Est-ce qu'elle m'en veut toujours ? Probablement... Femme et aristocrate, le contraire m'étonnerait davantage, je dois l'avouer. Mais on verra. De toute façon, quoi qu'il arrive, ma migraine ne devrait pas empirer davantage. J'ai presque du mal à garder les yeux ouverts.

Elle était épuisée, vraiment épuisée. Ses journées s’éternisaient et n’étaient plus rythmées par un emploi du temps parfaitement défini, car entre ses obligations concernant son entreprise et ses nouvelles responsabilités en tant que membre du conseil, Leonie n’avait plus une minute à elle. Encore moins pour embêter Isaïah, ce qui prouvait bien son manque de temps. La mise en marge de Reversa et de Bistrol était difficile à gérer. Toute la population n’était pas ravie des décisions que prenait le conseil et ils devaient assumer leurs critiques ainsi que les craintes des habitants de la ville. Les organisations terroriste, en l’occurrence Léviathan prenait de plus en plus d’ampleur et devenaient trop inquiétante pour être un problème à mettre de côté. La brune se sentait plutôt désemparée ces derniers temps, sans compter les répercussions directes qu’avaient sur elle les effets de l’absence de son opposé, car elle commençait à broyer du noir plus que de raison. Il fallait impérativement que Chett revienne au plus vite. Leonie voulait bien se montrer conciliante mais quand même, il y avait des limites.

L’été était vraiment très chaud. Le soleil était resplendissant et émerveillait le ciel par sa splendeur. Leonie se félicitait d’avoir choisi de porter sa simple mais élégante robe à bretelle aux imprimés fleuries. Elle avait attaché ses cheveux en un chignon sophistiqué et complexe et une épaisse paire de lunette ovale dissimulait son regard clair. Installée dans le jardin du Decent Manor, sous un peuplier plus précisément, la jeune héritière réfléchissait à la dernière réunion qui venait de s’achever quelques minutes plus tôt. Leonie n’était pas aux anges des décisions qui venaient d’être prise, mais elle venait juste de rejoindre le conseil. Elle savait qu’il faudrait un peu de temps avant que sa parole ne puisse obtenir toute l’attention des auditeurs qu’elle méritait. Aussi, elle préféra essayer de songer à autre chose. Cependant, ce qui lui vint à l’esprit n’était pas plus réjouissant. En effet, depuis son baiser avec le séduisant Damian Cantrell, celui-ci faisait tout pour l’esquiver. Son regard ne croisait plus celui de la jeune femme, ou de manière fuyante au mieux. De plus quand Leonie se rendait au manoir Cantrell pour visiter Alison, son fils était un éternel absent. Comme c’était commode…

Après une bonne heure à savourer les légères brises de vent rafraichissant, l’ancienne violoniste décida de retourner dans le Decent manor pour récupérer ses affaires de sorte à rentrer chez elle. La jolie brune avait hâte de se préparer à manger, car elle mourait vraiment de faim ce qui n’améliorait en rien son humeur déjà salement amochée. De sa démarche féline et assurée elle se déplacait dans les couloirs de la bâtisse. Le bruit de la pointe de ses talons rouges annonçait son approche. La fille Worthington retint une grimace en voyant celui qui avait occupé ses pensées quelques secondes plut tôt. Damian était effectivement là, et il fit comme si de rien n’était. Quand elle arriva à sa hauteur le professeur de musique s’enquit de son état. Leonie laissa échapper un petit rire exaspéré avant d’ancrer son regard marin dans celui de l’elfe. « Vous êtes sérieux Damian ? Franchement ? Vous ne manquez vraiment pas d’air après tous ces mois à faire le mort. On en viendrait presque à penser que j’ai abusé de vous et que vous avez dû prendre du recul, loin de moi pour surmonter cet horrible traumatisme. »  Léonie se mordilla la lèvre inférieur, preuve de son agitation. Elle était énervée et s’était exprimée avec sarcasme, ce qui lui arrivait souvent quand quelque chose la touchait. Sans lui épargner son regard lourd de reproches elle ajouta sans pitié. « On se demande vraiment qui est la vierge de nous deux. »  Petite remarque mesquine qu’il n’avait tout de même pas volée pour avoir froissé son égo. Leonie tourna ensuite les talons et entrepris de reprendre sa route. Elle estimait qu’elle n’avait pas davantage de temps à perdre. « Bonne journée Monsieur Cantrell »  Elle s’était adressée à lui avec une neutralité totale. Dire qu’elle avait flirté avec cet homme ! Finalement ce n’était qu’un idiot qui n’assumait pas ses actions et Leonie ne voulait pas d’une énième personne peu fiable dans sa vie.

Bien sûr qu'elle m'en veut. Et qu'elle a envie de m'engueuler. Evidemment, hein. Au fond, ça ne me surprend pas le moins du monde... Alors pourquoi j'ai, pour une fois, vaincu ma lâcheté et je lui ai adressé la parole ? Je ne sais pas, mais je crois que je suis sur le point de regretter ma décision. Peut-être que, mine de rien, je suis un peu masochiste sur les bords. J'avais déjà une migraine terrible, et ce n'est pas avec les reproches envenimés de Leonie Worthington que ça va s'arranger. Au contraire, ça va encore empirer. A qui la faute ? Moiiii. Rah la vache. J'suis vraiment con parfois.

Je ne peux m'empêcher de détourner mon regard. L'idée que quelqu'un soit là en train de nous épier ne me plaît pas du tout, je dois l'avouer. Apparemment, ce n'est pas le cas... et tant mieux. Après, je ne peux pas dire que la jeune femme a tort. Mon comportement... est inacceptable, je sais. Mais merde, qu'est-ce que j'étais censé faire après ce qui s'est passé la dernière fois ? Je ne saurais expliquer ce qui m'a traversé l'esprit après que je l'aie embrassée comme ça... Je ne voulais ni la blesser, ni l'humilier, rien. En fait, je ne voulais même pas... l'embrasser, quoi. Mais je l'ai fait. Et Leonie a mal pris le fait que je l'aie repoussée juste après. Et le fait que je l'évite depuis, ça n'a fait qu'aggraver sa rancune vis-à-vis de moi, sans doute.

Alors... je mérite d'entendre ce qu'elle vient de me dire, je sais. Tel un gosse qui se sent coupable après avoir fait une connerie, je baisse les yeux, sans trop savoir quoi dire. Je me mordille la lèvre, mal à l'aise. On se demande vraiment qui est la vierge de nous deux. Boom. Oui, vraiment, je la mérite, celle-là... Mais ouch, ça fait mal quand même. Il paraît que Leonie Worthington ressemble pas mal à son frère quand elle est énervée, tiens. Mais pas sûr que lui dire ça soit une bonne idée, non. Immobile, je reste planté là où je suis, tandis que la brune tourne les talons, s'éloignant de moi, m'écrasant de son air supérieur, voire cruel. Pourtant, je ne lui en veux pas. Je sais que je mérite ça. Au fond, c'est probablement pour éviter d'entendre de tels mots que je l'ai évitée tout au long de ces derniers mois.

Là, j'hésite. Je rentre chez moi histoire de me reposer un peu, ou j'essaye de m'excuser une bonne fois pour toutes ? La première idée me plaît davantage, mais ma conscience me pousse finalement à me retourner à mon tour, histoire de la retenir avant qu'elle ne s'en aille.

« Leonie ! Attendez ! S'il vous plaît... »

Je m'approche de la jeune femme en courant, une mine sincèrement désolée et torturée. Je la regarde dans les yeux pour la première fois depuis fort longtemps.

« Ecoutez... Je suis désolé si je... Je ne sais même pas quoi dire. J'ai honte. Je pense que vous avez effectivement raison, vous savez. De nous deux, je crois que c'est vraiment moi le vierge. Je ne voulais pas vous offenser, ou quoi que ce soit. Vraiment pas. Je suis désolé. »

Je soupire, avant de reprendre :

« L'amour et moi, ça fait deux. L'amour me terrifie, vous savez. Les deux relations sérieuses que j'ai eues dans ma vie se sont mal terminées. Ma femme s'est suicidée et m'a laissée avec deux gosses... Et l'autre femme que j'ai connue pendant mon séjour aux Caraïbes n'était rien d'autre qu'une espionne envoyée par ma mère, histoire de me droguer et de me foutre dans un avion. Je... Je ne dis pas que vous êtes... Enfin. Je sais pas. J'ai paniqué la dernière fois quand j’ai perdu la tête, puis j'ai eu peur de votre réaction plus tard, et je vous ai évitée... Une fois, deux, trois, puis c'est devenu une habitude. C'est bête, je sais. Et je le regrette. Surtout que je vous aime bien, Leonie. Donc... Voilà. J'espère que vous me pardonnerez un jour. »

Je soupire.

« Surtout que maintenant que j'ai fini mon speech, je me sens encore plus ridicule qu'avant. Mon Dieu. »

Dis-je, avant de lâcher un léger rire nerveux. J'ai vraiment envie de me terrer dans un coin sombre, là !

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