La nuit est comme une gangrène qui dévore le jour, éclairée par le pâle reflet d’un astre que l’obscurité craint, éclairée pour se donner bonne conscience et de la mort du soleil garder un souvenir. Une réminiscence pleine d’espoir pour ceux qui craignent la lune et ses créatures. Aucune peur ne corrompt tes veines à la vue du ciel noirci, la gangrène qui ronge le monde est votre renaissance, l’astre des poètes le seul vestige de votre vie d’avant. La tienne est bien lointaine, contrairement à tous ces enfants à tes côtés qui ne l’ont quittée qu’il y a quelques années et y appartiennent presque encore, n’ayant pas vieilli encore suffisamment pour le sentir dans leurs os. Tu ne dors plus autant qu’avant, obligée de rester terrée des heures durant derrière des rideaux lourds en attendant le crépuscule salvateur. Des après-midis peuplés de chiffres dansants, de chiffres inintéressants mais que tu couches sur le papier mécaniquement, abattant tes tâches sans émotions. Le manoir doit bien vivre, c’est de ton devoir de les épauler. Puis lorsque le soleil déteste mourir dans un bain de son sang, qu’enfin renaît la maladie de ces yeux d’encre, tu quittes ta demeure pour assister au réveil de tes enfants. Tous te semblent des chiots titubant dans ce monde bien trop grand pour eux, ils comprendront peut-être dans un siècle ou deux l’essence de cette réalité, la nature de votre sang. Tu les contemples avec affection.
Assise dans un fauteuil, enfoncée dedans au point de ne presque plus en dépasser, tu lis à voix haute, à voix douce. Allongé sur le canapé d’à-côté, une jeune vampire écoute sans mot. Assis sur un tabouret à côté, un de ceux que tu laisseras bientôt s’aventurer dans cet étrange monde fume. C’est une habitude qu’il n’a toujours pas perdue, le goût de la fumée assassine parcourant ses poumons déjà au-delà de tous dégâts lui procure toujours ce plaisir maladif. Il faut dire que pour vous la nourriture a parfois la saveur de cendre, alors la cendre elle-même ne doit guère changer. Il rit à la vue de la scène. «
Bah alors, tu te fais faire la lecture maintenant ? » La blonde n’ouvre pas les yeux pour autant. «
Ce livre m’emmerde tellement que ce sera bien le seul moyen pour que j’en arrive à bout. » Tu es en train de lui lire Le Portrait de Dorian Gray. Il est vrai que c’est une œuvre étrange, surtout pour de vrais immortels. Tu as toujours trouvé le cliché de ceux-ci qui s’emmerdent après cent ou deux cent ans désopilant. Sans doute parce qu’ils se cloîtrent dans un château, n’en sortent plus et se terrent dans une dépression existentielle. Il n’y a pas besoin de deux cent ans pour s’emmerder quand on agit comme ça. Tu interromps ta lecture.
« Tu sais, j’ai essayé de lire des histoires à Lawrence mais étrangement il n’était pas aussi réceptif. » Ceci arrache un rire à ton interlocuteur, alors tu te remets à réciter les mots qui défilent sous tes yeux avec un léger rictus aux lèvres. C’est un début de soirée fort paisible pour la maison, la lune rassurante vous baigne de ses rayons comme une bénédiction. Ta progéniture se laisse bercer par la littérature sans plus protester.
Pourtant une visite inattendue met fin à ce moment. Vous l’entendez arriver bien qu’il ne soit pas visible. Vous sentez son sang. Un loup sur votre territoire. Tu fermes l’ouvrage et tu n’es pas la seule à te lever. Pourtant tu fais se rasseoir tous les nouveau-nés d’un ordre ferme.
« Je m’en charge. Restez là où vous êtes ceci ne vous concerne pas. » Tant qu’à aller se frotter à un garou blessé, autant que la personne qui y aille soit un des aînés avec la meilleure relation avec les membres de cette race. Pieds nus, tu sens chaque brin d’herbe humide bouger à ton passage. Ton ombre s’étend sur la pelouse, géant d’obscurité, un double étrange qui s’étire, comme sorti d’un autre monde. Elle combat celles des arbres aux branches crochues décalquées sur le sol en mains pleines de doigts tordus. La bataille des ombres dansantes se déroule à présent mais de toute évidence une autre vient de finir. Loin de toutes les lumières du manoir, terré au pied d’un arbre derrière des buissons, tu trouves l’intrus. Tu en reconnais l’odeur vu qu’elle est celle qui est la plus récente dans ta mémoire. Tu connais toutes les autres depuis un bon moment. Pas celui-ci. Le suédois qui a bravé la quarantaine. Tu t’agenouilles à côté de la silhouette meurtrie. Avant que la bête ne t’attaque tu poses une main sur son échine, douce pour l’apaiser. Surtout pour qu’elle ne se rende pas compte que ce léger contact se transformera en étreinte de faire au moindre mouvement.
« Dans quoi tu t’es fourré toi ? » Tes yeux glissent sur les multiples meurtrissures et les quatre couteaux encore fichés dans sa chair, sur l’hémoglobine qui coule de la gueule du loup.
« Reste calme. » Sans le prévenir, tu te saisis de la première lame à la garde et l’extirpe de son corps en une fraction de seconde. Un humain n’aurait pu le faire, les chairs s’étaient déjà refermées autour du métal, la guérison rapide n’est pas toujours un avantage. Ton autre main lutte de toute sa force pour retenir la créature durant ses spasmes de douleur.