paysages désolés qui circulent dans nos veines (jean)

Jean n'est pas ce qu'on attend d'un vampire, elle n'est pas cette créature mystérieuse et désintéressée qui observe la jeunesse du monde avec indifférence. Quoique, peut-être l'est-elle un peu mais ce n'est pas ce qui ressort lorsqu'on la rencontre. Elle est douce, comme ces divinités dans les contes qui viennent apaiser les héros, les laissent reposer leur tête sur leurs genoux pour le rappeler que tout espoir n'est pas encore perdu. Une bonté et une grâce qui semblent non pas celle des grands éloignés du peuple mais purement humaines. Avec ce grand sourire qui se déclare à la moindre phrase, cet éclat cristallin d'hilarité, ces yeux pétillants. Si Caleigh est l'intendante de l'Eden Manor, elle en est la mère. La petite silhouette juvénile qui se glisse d'une pièce à l'autre avec la grâce d'une danseuse. Dans l'apprentissage, à moins qu'on ne lui pose des questions précises auxquelles elle répondra brièvement, elle n'est pas celle qui enseigne toutes les implications métaphysiques de l'immortalité, le poids de la morsure. Non, elle elle dira de faire attention parce qu'on se mord vite les lèvres et la langue avec les crocs. Après, tout le monde a ses jours. Elle, elle a ses jours fantômes. Les jours où elle sera une ombre silencieuse dans le manoir, où elle ne répondra que par un doux sourire à toute question. On ne vit pas jusqu'à cent ans sans avoir de vague à l'âme.

On se demanderait bien pourquoi elle est devenue le bras droit d'une femme notoirement cruelle avec sa douceur. Eh bien parce que la violence ne l'effraie pas le moins du monde. Elle n'aime pas forcément la pratiquer pourtant sa loyauté est supérieure à toute réservation, elle massacrera un village si on lui demande pour le bien du clan, sans regret - lorsqu'on est immortel, qu'on le veuille ou non on commence à se détacher de la vie d'une façon ou d'une autre -. Il faut dire qu'elle est puissante, trop nombreux sont ceux qui osent en douter, même des vampires aguerris, oubliant son âge derrière son doux sourire. Elle le rappelle à tous en se battant parfois dans les arènes organisées par Mithra, ça la revigore, et elle a moins de problèmes en sachant que ce n'est pas une guerre mais un simple sport.

Sa loyauté a toujours été au clan avant Caleigh et ces derniers temps elle a parfois l'impression que l'un et l'autre commencent à diverger. Peut-être viendra le temps où elle devra faire un choix. Elle fera au plus juste, comme toujours.

Reversa, 1936. « Et vous alors, ça vous inquiète ce qui se passe en Allemagne ? » « Oh, pas plus que ces trucs qui rôdent dans nos rues à vrai dire. » Tu essuies un verre en regardant les vieux discuter au comptoir autour de leur pinte. « Et toi, love, t’en penses quoi ? » Tu poses le verre et en prends un autre, continuant ta tâche en leur souriant. « Oh vous savez moi tant que je peux vendre de la bière à des gens qui s’inquiète, je les laisserai être concernés à ma place. » Ils rient, de ce rire gras d’habitués de bars. Tu travailles ici depuis tes seize ans et ils t’aiment bien. « Qu’est-ce que tu fais là à nous vendre de l’alcool de toute façon ? Tu n’as même pas le droit d’en boire ! » Celle-ci c’est une récurrente, ça fait quatre ans qu’au moins une fois par mois tu y a droit de leur part. Quant à ceux qui sont de passages et non des poivrots, ne te connaissant pas, ils la font encore plus souvent. « Encore un an messieurs et je partagerai une pinte avec vous. » Tu tends devant toi la chope que tu viens de sécher comme si tu trinquais, les saluant d’air qui manque bien d’éthanol mais pas de gaieté. Tu laisses le service à ton patron, il requiert tes services pour sortir les poubelles. Il y en a encore à l’intérieur qui se souviennent d’un temps antérieur à leur invention. Ce devait être une ère gênante. Ta joie n’est pas débordante face à la tâche mais tu es payée alors il n’y a pas de quoi te plaindre, c’est un acte nécessaire. Cette ruelle t’est si familière que jamais tu ne t’aviserais à la trouver lugubre. Pourtant… Ce soir la lumière lointaine du réverbère dans la rue principale te semble bien trop loin, bien trop vacillante. Le jour n’est pas encore assez proche, surtout en cette saison où le souffle qui sort de ta bouche est un mini cumulonimbus. Tu frissonnes, les yeux fixés sur une ombre mouvante. Ce n’est pourtant qu’une illusion d’optique. Tu secoues la tête, essayant de chasser la fatigue. Ce n’est pas la température qui te glace, c’est autre chose. Pourquoi as-tu l’impression que les ombres se détachent des murs pour danser autour de toi ? Tu n’as pas envie de valser avec les ténèbres ce soir. Une main se pose sur ton épaule. Au lieu de pousser un cri, tu te sens étrangement apaisée. Des yeux bleus te scrutent lorsque tu te retournes. Un léger sourire étire le coin droit de ta lèvre. « Êtes-vous une de ces étranges créatures censées rôder la nuit ? Les vieux n’arrêtent pas d’en parler. » Lui aussi sourit, révélant des canines volumineuses, longues et acérées. C’est une confirmation silencieuse. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » Mourir, peut-être. Tu ne sais rien des vampires, peut-être sont-ce des bêtes. Il n’a pas un regard sauvage. Courir ne t’apporterait rien de toute façon, tu en es sûre. « Cela fait dix ans que je parcours le monde à la recherche de la femme parfaite, tu sais. Une beauté incroyable, intelligente, intéressante. Une femme spéciale. J’ai tout essayé. Je ne l’ai pas trouvée. Peut-être même que c’est ma faute mais j’en ai assez de chercher. Tu es là, à cet instant. Ce n’est pas le destin, mais tu me rejoindras. » Tu ne sais si pleurer ou rire. Il n’y a pas de destin dit-il ? Mais l’improbabilité de la situation en est presque tragique, les Parques auraient pu être fières d’un tel nœud dans leurs fils. Sa main glacée enlace ta joue en son creux, il dépose un baiser sur tes lèvres gercées puis perce ton cou. Aucun hurlement ne déchire le vide, on peut juste entendre un râle si on tend l’oreille. La surprise et la douleur t’ont trop paralysée pour un cri. Tu tombes à genoux sur les pavés. Jamais plus ta vie ne reprendra son cours, elle quitte ton corps alors qu'une autre y rentre, liquide chaud sur tes lèvres. C’est comme ça que tu as perdu ton boulot. Ah oui, et aussi comme ça que tu es devenue un vampire.


Reversa, 1968. La période hippie n’a pas touché les vampires. C’est le summer of love. Le flambeau s’apprête à être transmis. Tu passes dans les couloirs de l’Eden’s Manor comme une ombre sur les murs. Personne ne fait attention à toi, les discussions vont de bon train. L’originel ne vous gouvernera plus. C’est ton amie qui le remplacera. On pourrait s’étonner de votre relation, après tout vous êtes plutôt… Différentes. Mais du sang a coulé sur vos mains pour une cause commune et puis pour se protéger l’une l’autre aussi. Dans ton livre de l’honneur, ceci donne lieu à une loyauté indéfectible. Dans le sien on en est également plutôt proche je crois. Tu pénètres dans une pièce éclairée par une lampe de bureau et une astro lampe rouge sang. Tu trouvais que c’était un bon cadeau quand c’est sorti il y a cinq ans. Derrière le bureau, enfoncée dans un fauteuil, une jeune blonde regarde droit dans le vide en se tordant les doigts. « C’est l’heure Cal. C’est enfin ton tour. » Elle se lève, une lueur sauvage dans les yeux, et tu la prends par la main, serrant ses doigts une fois avant de les lâcher. Tu la suis dans les couloirs jusqu’à la pièce où tout le monde est réuni. Depuis trente-deux ans vous vous épaulez, enfin elle aura ce qu’elle mérite. Tu te perches sur le dossier d’un fauteuil pour observer la cérémonie. Tu sais très bien qu’avec sa nomination le sang coulera, le flower power n’existe pas chez vous. Mais tu lui fais confiance, c’est tout ce qui compte. En balayant la foule du regard tu n’es pas étonnée mais quelque peu déçue de ne pas y voir ton créateur. Tu es sortie de ta contemplation par la mention de ton nom. « Jean Hightower m’épaulera dans cette tâche. » C’est ton moment. Des regards se tournent vers toi. Tu descends de ton perchoir et avances lentement jusqu’au centre de la salle pour te placer à côté de la blonde. Tu ne cherchais pas le pouvoir mais tu l’as eu. Une nouvelle ère commence.


Reversa, 1986. Il est parti. Tu as eu le temps de crier bien sûr, de supplier, de pleurer. Mais il est parti. C’était par un hasard tragique que tu étais devenue comme lui et maintenant il te laisse seule. Il ne s’est pas excusé. Il a dit qu’il n’y avait plus rien pour lui ici. Tu lui as crié que tu étais là mais cela n’a pas eu d’importance. Il t’a rendue accro puis a opté pour le sevrage direct. Et la souffrance est horrible. Putain de merde il est parti. Et tu n’as plus rien pour toi, juste pour les autres. Un vampire sans Créateur ni créé. Simplement là pour aider ses compagnons sans jamais plus avoir de lien spécial avec l'un d'entre eux.


Reversa, 2016. Tu as une place d’honneur dans le public, assise au premier rang, entourée d’un autre membre de la Chambre des Anciens et d’un des bras droit de la Meute. Visages de marbre, vous regardez le combat qui se déroule sous vos yeux. Bien des fois durant ta longue vie tu as assisté à des rixes clandestines dans des arènes bien plus lugubres que celle-ci. Le spectacle ne t’a jamais dégoûté. Quelle bonne idée de la part de Mithra d’avoir monté ce coup-là, vos jeunes en ont besoin et à vrai dire vous aussi de temps en temps. Chaque moment est scruté par vos yeux expérimentés. Il est rare que les vainqueurs le soient par chaos alors vous vous relayez en tant que jury selon les soirs. Il n’y a rien de mieux pour oublier toutes ces intrigues politiques, le Conseil et ces terroristes au bord de l’extinction, que de faire couler du sang. Prometheus ne vous atteindront pas ici, au contraire, ils espèrent que vous vous entretuerez dans ce ring, d’autant que ces combats cultivent à leurs yeux votre nature violente, montrant au monde votre bestialité. S’il y en a à qui tu tordrais bien le cou c’est eux. Enfin, ce soir justement vous êtes là pour en faire abstraction. Le combat que vous observez se finit. Il vous suffit de quelques mots entre vous trois pour annoncer le vainqueur qui redevient humain, couvert de sang et de jubilation. Puis au moment où les combattants suivants doivent être choisis, le loup à ta gauche et toi vous regardez, il te sourit. Tu le lui rends, plein de crocs. Lorsque vous vous levez la foule devient silencieuse pendant un instant, peu habituée à vous voir ainsi. Mais lorsque vous rentrez dans le ring elle rugit. Vous allez leur en donner un de spectacle.