Abel | le cana c'est le panard

Oubliez les manipulateurs, stratégiques et autres calculateurs. Oubliez aussi ces personnes qui se sentent obligés d'avoir le contrôle sur tout, jusqu'au moindre mouvement de leurs lèvres. Les concernés, les francs, les hypocrites, les soucieux, les bourrins, les délicats, les pleurnichards, les impassibles, les stressés, les raisonnables... Abel n'entre dans aucune de ces catégories. Il n'entre dans aucune d'ailleurs, du moins il aimerait, il n'aime pas se conformer, ni les obligations. Il n'en a rien à foutre de ce qu'il est, il est. Il se fout de ce qu'il fait, il fait.

Rien d'un cérébral, se perdre en réflexion l'ennuie. Il ne comprend pas l'intérêt de réfléchir trois heures à une action, à part perdre du temps inutilement. C'est un instinctif, un impulsif. Mais pas du genre à démarrer au quart de tour, à s'enflammer au premier mot de travers. Au contraire d'une pile électrique, on pourrait le qualifier de mou. Ça ne va pas jusqu'à l'apathie, et il ne lui faut pas une heure pour faire quelque chose. Il a juste... son rythme. S'énerver n'est pas commun chez lui, pas comme la plupart des gens l'entendent. Se lever violemment d'une chaise, gueuler et claquer sauvagement la porte ne lui ressemble pas.

Vous savez ce qui ne lui ressemble pas non plus ? Se prendre la tête, chercher les emmerdes. Pas qu'il ait peur des conséquences, sinon il n'aurait jamais rejoint Prometheus. Non, c'est juste que... Pfff, c'est chiant. C'est de l'énergie dépensée pour rien. Certains le considèrent lâche – insulte face à laquelle il hausse simplement les épaules. Ils n'ont pas tout à fait raison, mais pas complètement tort non plus. Tout lui passe tellement par-dessus la tête. Il s'en fout. C'est simple avec lui, rares sont les choses qui le font se sentir concerné.

Il n'est pas spécialement intelligent, quoiqu'il n'est pas totalement abruti. Bien des choses le dépassent. Il ne cherche pas à les comprendre. La curiosité ne lui colle pas à la peau ; de toute façon, c'est un défaut, non ? Abel a son petit monde et le reste... Ben il s'en fout – vous vous y attendiez, hein.

L'agression qu'il a subie jeune l'a empêché d'avoir foi en quoi que ce soit. En sortant de sa dépression et avec l'aide de son ami éternel Cannabis, son insouciance l'a mené vers un amusement sans limite. Lui, ce qu'il veut, c'est s'éclater. Il fait ce qu'il veut au moment où il le veut. Dire fuck à la vie de merde. Puisqu'il est là, il va en profiter.

L'Elfe est un électron libre, imprévisible, mais pas difficile à cerner pour autant.

Aaah regarde-le. Ce sourire accroché au visage. Ces yeux rieurs. Ces cheveux et sa barbe dansant au rythme de ses éclats de rire fréquents. Aucun muscle n'est tendu. Tu peux vérifier, je m'en suis assuré. En même temps, il est affalé dans son canapé, la tête posée sur l'accoudoir, un bras pendant vers le sol, une jambe à moitié à terre et l'autre gisant sur le dossier... L'image même de la détente. Il faut bien que certains fassent bien leur job, aussi. Sans vouloir offenser personne, évidemment. Je dis juste que je fais bien mon boulot. Plus que bien. Regarde-le. Ne jette pas un oeil superficiel, regarde-le avec attention. Il n'est pas juste détendu, il se sent bien. Aucune pensée ou douleur parasite. Normalement, il y en a toujours. Sans moi, il y a cette douleur perpétuelle que les médicaments ne font que réduire. Ce rappel constant et lancinant qu'il n'est plus tout à fait lui-même. Tu devines pourquoi si ton regard s'est arrêté sur sa main droite. Bien sûr que tu l'as fait, tout le monde le fait. Tout le monde bloque sur cette main à un moment ou à un autre, avant de se détourner, une expression gênée plus ou moins marquée selon l'individu. Toi aussi, tu t'es frôlé le doigt ? Beaucoup font ça. Il arrive à s'en foutre maintenant. Souvent, il ne le remarque même plus. A quoi bon, chercher les signes qui font mal ? Ca, c'est grâce à moi, et ouais ! C'est grâce à moi s'il connaît des instants de répit et s'il le vit mieux.

Comment ça, tu captes rien à ce que je te raconte ? Installe-toi confortablement, mon pote, je vais t'expliquer comme je suis démentiel !

Je t'ai dit de t'installer parce que, pour que tu comprennes ce que j'ai changé dans sa vie, je dois te raconter toute son histoire. Je vais pas entrer dans les moindres détails, mais tu admettras qu'il faut un minimum de contenu pour que ça soit intéressant. Puis j'aime bien raconter des histoires. Alors je raconterai, que tu m'écoutes ou non. C'est parti, les amis !

Déjà, faisons les choses correctement. L'homme que tu mates, il s'appelle Abel Forester. Un beau nom. Ses parents l'aimaient à sa naissance, ça aide. Des Elfes, issus d'Elfes, eux-mêmes issus d'Elfes... Bref, une famille purement elfe, bien qu'intégrée en ville. Choix ou hasard, je ne peux pas te le dire. En tout cas, ses parents étaient tolérants. C'était le genre à avoir accepté la situation de la ville et à faire avec. Le genre à se dire que leur parcours s'apparentait à celui des Vampires et Lycans : eux non plus n'étaient plus humains et avaient été "créés". Ils avaient juste eu de la chance au moment de la distribution des caractéristiques. Je pense même que, au fond, ils avaient pitié des Nocturnes. Papa et Maman étaient des gens bien pensants, généreux, posés, ayant tous deux un certain amour pour les enfants. L'un exerçait d'ailleurs en tant qu'instituteur et l'autre comme pédiatre. L'arrivée de leur bébé fut une célébration. Deux ans plus tard naissait leur second fils, Skylar, et ça donna lieu à un nouvel élan de joie. L'enfance d'Abel n'avait rien de spécial pour un Réversien. Il vivait bien. A la maison, c'était banal. Il grandissait dans un bon environnement et il avait la chance d'avoir un petit frère avec lequel il s'entendait. A l'extérieur, hé bien, rien ne le choquait. Comment tu veux que quelque chose paraisse bizarre à un garçon né dans la bizarrerie ? En plus, ses parents s'assuraient qu'il comprenne bien le monde dans lequel il vivait pour qu'il devienne aussi lucide et bien pensant qu'eux.

Dommage que ce monde ait tenu à lui offrir une autre leçon.

Il avait quatorze ans. Suffisamment grand, selon lui, pour sortir avec son pote venu passer le samedi chez lui, même si la fin d'après-midi approchait. C'était en septembre, la nuit tombait encore assez tard. Oui, ses vieux imposaient qu'il rentre avant le coucher du soleil. Tolérants mais pas cons. Si sortie vespérale il devait y avoir, c'était avec eux, en voiture. Bref, ce jour-là, le 19 septembre 1998 précisément (c'est ça, un jour de pendaison publique, douze ans plus tard... Comme quoi, il vaut pas mieux qu'un vendredi 13), Abel et Zachary avaient décidé d'inspecter un terrain vague. Zac l'avait repéré quelques jours plus tôt sur le chemin de l'école et il fallait vérifier si ça pourrait devenir leur point de rendez-vous. C'était plus classe que de se donner rendez-vous devant l'école ou chez le glacier du coin. Ils pourraient peut-être s'y faire des parties de baskets en plus. Autant vous dire tout de suite qu'ils n'y ont jamais remis un pied.

Je ne décrirais pas ce qui s'est passé, c'est trop violent pour moi. Ouais, j'aime pas le sang ni les bêtes enragées. Je préfère celles qu'on peut prendre dans ses bras, les toutes mignonnes, câlines, rigolotes ! Ce Loup-là, il était tout le contraire. Peut-être qu'on lui avait confisqué son os à ronger, j'sais pas. Ce que je sais, c'est que les gamins ont eu de la chance. Quelque chose a fait déguerpir le Lycan et quelqu'un les a retrouvés moins d'une heure après. Direction les urgences vraiment très urgentes.

Abel fut celui qui s'en sortait le mieux. Au-delà des diverses plaies et ecchymoses, ses blessures les plus sérieuses se résumaient en une commotion cérébrale, une morsure profonde au niveau du ventre et un doigt arraché. Tout guérit. Sauf son annulaire qui ne pouvait pas repousser, pour son plus grand malheur. Zachary perdit l'usage de ses jambes.

Mais bon, c'est pas parce que son pote avait subi pire qu'il allait avoir un moral de feu. Il y avait pas mal de choses à gérer. Le traumatisme de l'attaque. Le sentiment de trahison - ne lui avait-on pas assuré qu'il était en sécurité tant que le soleil veillait ? La douleur. Le malaise de ne plus se reconnaître. La colère de ne plus pouvoir se débrouiller seul. Qu'allait-il bien foutre avec une main qui ne servait plus à rien ? La convalescence fut longue. Entre psychothérapie et rééducation, il avançait à reculons, basculant d'un jour à l'autre de rage à dépression. La seule personne qu'il acceptait de voir, c'était son frère. Ses parents, ces couillons, ne comprenaient rien. Oui, ils faisaient de leur mieux, mais pas ce qu'attendait un ado en intense crise d'identité. Il avait besoin d'entendre un écho de colère, de révolte face à ce qui était arrivé à leur fils. Pas cette connasse de fatalité. Pas ces accusations à demi-mot ; "Qu'est-ce que vous faisiez là ?". L'enfant encore en lui avait besoin de les entendre crier qu'ils comptaient le protéger.

Des mois plus tard, Skylar était emmené chez un psy. Pourquoi ? Abel ne comprenait pas, et le premier concerné non plus d'ailleurs. A cette époque, l'aîné ne s'intéressait pas à grand-chose, toujours perdu dans son mal-être. Mais son petit frère, c'était différent. Alors il remarqua que ces séances faisaient plus de mal que de bien à Sky. Il le vit se renfermer. Encore une fois, leurs parents si soucieux des enfants ne comprenaient rien aux leurs. Définitivement rien. Ce n'était pas la joie chez les Forester, quoi. Ce fut le déclic. Fini de s'apitoyer sur son sort. Son frère avait besoin de lui et il répondrait présent. Abel ne supportait pas l'idée de l'abandonner à la connerie parentale. Il avait quinze ans et sa plus belle rencontre approchait. Moi.

La douleur ne disparaissait pas. Elle s'était infiltrée pour ne pas lui permettre d'oublier. Et s'il faisait des efforts, beaucoup d'efforts, pour son frère, elle l'empêchait de se rétablir vraiment. Les médicaments qu'on lui avait prescrits se contentaient de la réduire pour un temps trop court. Face à elle, le psychologue ne faisait pas le poids. Il décida donc de tester mes effets. Il était retourné à l'école depuis peu – enfin il avait repris l'année qu'il avait ratée. La possibilité parfaite de s’approvisionner. Et quand il me testa, moi, Cannabis tentant de faire ses preuves, son scepticisme se mua en fou rire. La révélation. J'arrivais à lui faire oublier le mal insidieux, ses angoisses, déceptions... J'arrivais à tout lui faire oublier. Depuis la vie sans moi était impossible.

A force, Abel fut renvoyé et ne chercha pas à reprendre les cours. Il n'avait jamais été un amoureux de l'école et les événements l'avaient poussé à complètement décrocher. Devoir réapprendre à écrire, sa bonne main inutilisable, à quinze ans, c'était trop. Il glanda un moment avant que ses parents ne le menacent de le virer de la maison. Il poursuivit d'abord sur sa lancée oisive, mais ils réussirent à le faire bouger quand ils mentionnèrent ses joints. Lui retirer sa beuh, ce serait le tuer. Alors il commença à chercher un boulot.

C'est en travaillant en tant que vendeur dans un magasin de jardinage (une passion secrète – faites comme si je vous avais rien dit) qu'il rencontra la femme de ses futurs enfants. Le premier vint foutre la merde deux ans plus tard. Mais pas pour longtemps. Enfin chaque chose en son temps. L'année suivante, les Anges débarquèrent. Comment dire ? Ils n'eurent pas à convaincre Abel d'accepter leur programme. Choqué de leurs méthodes ? Il ne les trouvait pas barbares en comparaison à ce que lui et Zach avaient subi. Entendre parler d'inhumanité le faisait bien rire. Oh mon dieu, comment pouvait-on oser infliger de telles tortures à ces personnes si bonnes ? Ces personnes qui mettaient eux-mêmes un point d'honneur à préserver la vie humaine de toute horreur ! Roh scandaleux.

C'est durant leur règne que son second fils montra le bout de son nez. Abel espérait que le gouvernement aurait rétabli la sécurité en ville quand ses enfants seraient grands. Qu'ils seraient de la génération débarrassée du chaos lycan. Comme une malédiction héréditaire, Samuel, l'aîné, subit des dégâts irréversibles à cause des Nocturnes. Sauf que pour lui, ce fut la mort. 2013, la guerre entre Lycans et Vampires battait son plein. Le père était seul avec le gamin qui approchait son cinquième anniversaire, et peut-être, je dis bien peut-être, était-il sous mon influence quand il l'emmena faire une ballade à vingt-trois heures. De toute façon, tout se serait très bien passé si ces connards ne se mettaient pas sur la gueule. Un Vampire vola, atterrit sur le pare-brise, forçant l'accident. Putain de bêtes.

Emily mit pourtant tout sur son dos, à lui. Tout était de sa faute, d'après elle. Elle partit et lui interdit de les approcher à nouveau. Et, pour plus de persuasion, le menaça d'aller cafter à la police sur toute la beuh qu'il consommait et cultivait. Abel restait éloigné. Mais pas sans nouvelles. Il en prenait via son frère, toujours en contact.

Après l'accident, il chercha à entrer dans Prometheus. Facile, tu me diras. A cette époque, le groupe n'avait pas encore été condamné et militait à la lumière du jour. C'est surtout l'étude de son dossier qui prit du temps. Entre ses contacts avec les Nocturnes et ses arrangements avec la milice, rien ne remettait en question sa volonté. Et si chaque partisan supplémentaire comptait, les grosses têtes comprirent cependant bien vite qu'il ne fallait pas lui de rôle important. Mais l'Elfe était là lors du grand coup d'éclat qui valut la condamnation au groupe. Oh il n'attaqua pas les membres de Léviathan, il ne tira pas comme un malade avec un flingue. Il s'était joint à la foule, sans masque, comme un citoyen lambda. La seule différence, c'est qu'il avait des aiguilles dans ses poches et qu'il les enfonçait dans les Vampires qu'il repérait. Qu'est-ce qu'il y avait dans ces aiguilles ? Ben du sang de mort évidemment. Son travail de Nettoyeur lui donnait accès à une réserve illimitée. Et le plus drôle, c'est que les Nocturnes ne pouvaient que s'en prendre à eux-mêmes : c'était eux qui multipliaient ces réserves.

Toute cette histoire nous ramène à ce moment présent. Au blond qui rit comme un con dans son canapé défoncé. Il a appris il y a quelques heures la quarantaine instaurée. Il s'en fout, il voyageait déjà pas avant ! Le seul endroit où il ait été dernièrement, c'est Bristol et la ville est coincée avec Réversa. Ouais, il a été pour prévenir les gens, il est toujours fidèle à Prometheus. Il hésite à s'y installer d'ailleurs, et rejoindre la branche prométhéenne lancée là-bas. Mais pour l'instant, quelque chose le retient. Pour l'instant, il ne pense à rien. Il se marre et boufferait bien un hamburger.